Un employeur peut-il imposer à ses salariés de vivre à proximité de leur lieu de travail ? Dans une décision rendue le 10 mars dernier, la cour d’appel de Versailles a validé le licenciement d’un salarié ayant déménagé à plus de 400 kilomètres de son bureau, estimant que l’obligation qu’a l’employeur d’assurer la sécurité de ses salariés prévaut sur le droit de ces derniers à choisir librement leur lieu de résidence. En effet, l’employeur estimait que la distance importante entre le domicile et le lieu de travail du salarié pouvait être source de fatigue pour ce dernier. Cela signifie-t-il pour autant que tous les salariés n’ont pas la possibilité de déménager à l’endroit de leur choix sans risquer un licenciement en raison d’un éloignement trop important de leur bureau ? Capital fait le point sur ce que prévoit le droit du travail en la matière.

En réalité, “la jurisprudence ne dit rien sur ces situations car il y a eu peu d’affaires de ce type. Il n’existe donc pas vraiment de cadre juridique pour le moment”, signale Anne Leleu-Été, fondatrice et associée du cabinet Axel Avocats. La décision de la Cour de cassation, qui doit être saisie dans le cadre de l’affaire citée ci-dessus, sera donc bienvenue. En attendant, plusieurs règles existantes peuvent tout de même servir de points de repère aux salariés souhaitant déménager plus loin de leur lieu de travail… et à leur employeur.

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Rappelons d’abord que d’après l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, “toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance”. Un argument repris par la Cour de cassation, dans une décision du 12 janvier 1999 : “Selon ce texte, toute personne a droit au respect de son domicile ; le libre choix du domicile personnel et familial est l'un des attributs de ce droit ; une restriction à cette liberté par l'employeur n'est valable qu'à la condition d'être indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise et proportionnée, compte tenu de l'emploi occupé et du travail demandé, au but recherché.” Dès lors, le libre choix de son domicile par le salarié est un principe de base, même s’il n’est pas inscrit noir sur blanc dans le code du travail.

Bon à savoir également : aucun texte de loi ne prévoit une obligation pour les salariés de prévenir leur employeur en cas de déménagement. “Mais dans certains contrats de travail, il peut être exigé que les salariés transmettent à leur employeur certains éléments permettant de les contacter, dont l’adresse postale”, précise Anne Leleu-Été. En effet, communiquer cette information peut être nécessaire pour votre entreprise… comme pour vous. “Pour qu’un salarié conserve des droits correspondant à sa situation, comme le remboursement d’au moins la moitié de ses frais de transport domicile-travail par exemple, il faut bien qu’il ait informé son employeur de son déménagement”, indique Amélie d’Heilly, avocate associée au cabinet Latournerie Wolfrom Avocats, auteur LexisNexis et présidente d’AvoSial, une association d’avocats en droit social.

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En effet, d’après l’article L3261-2 du code du travail, votre employeur a l’obligation de rembourser au moins 50% de vos frais de transport domicile-travail, quel que soit votre lieu de résidence. À noter toutefois que cette obligation s’applique uniquement en cas d’abonnement aux transports en commun (par exemple, l’abonnement hebdomadaire, mensuel ou annuel au Pass Navigo en Ile-de-France, l’abonnement “Max actif” ou le forfait national proposés par la SNCF), et non en cas d’achat de titres à l’unité (billets de train, tickets de métro ou de bus…).

La possibilité (restreinte) pour l’employeur d’imposer une clause de domicile

En raison du droit qu’ont les salariés à choisir librement leur domicile, “les employeurs ont un pouvoir limité en la matière. Mais il n’est pas nul non plus”, souligne Anne Leleu-Été. En effet, les entreprises ont deux possibilités pour influer sur le lieu de résidence de leurs salariés : elles peuvent insérer une clause de domicile (ou de résidence) dans les contrats de travail, ou bien une clause de mobilité. La première consiste à imposer aux salariés de vivre dans une zone géographique précise, pour qu’ils ne s’éloignent pas trop de leur lieu de travail. La seconde prévoit que les salariés acceptent par avance une mutation, c’est-à-dire une modification de leur lieu de travail, si cela sert l’intérêt de l’entreprise.

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Dans le cas d’un salarié qui souhaiterait déménager et ainsi davantage s’éloigner de son lieu de travail, c’est donc la clause de domicile qui nous intéresse. Si les employeurs peuvent la mettre en place en théorie, “dans les faits, très peu y ont recours”, relève Anne Leleu-Été. Et lorsque c’est le cas, les entreprises doivent veiller à ce que le recours à la clause de résidence soit bien cadré. “Il faut que cette clause soit limitée à une zone géographique précise et qu’elle présente un intérêt légitime pour l’entreprise. Il faut également que la restriction soit proportionnée au but recherché et donc qu’il y ait un bon équilibre entre l’intérêt pour l’entreprise et l’impact pour le salarié”, détaille l’avocate. Si ces critères ne sont pas respectés, l’employeur risque d’être sanctionné. Ainsi, dans plusieurs affaires jugées entre 2005 et 2008, la Cour de cassation a annulé l’application de cette clause, estimant qu’elle “n’était pas justifiée” par les fonctions occupées par l’un des salariés concernés, ou que son objectif “ne peut justifier l'atteinte portée à la liberté individuelle” du salarié.

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Une problématique croissante avec l’essor du télétravail

La question du libre choix de son domicile se pose d’autant plus avec l’essor du télétravail. Ainsi, avec la crise sanitaire (et donc le recours massif au travail à distance), 30% des professionnels des ressources humaines déclarent avoir été confrontés à des salariés ayant déménagé et sollicitant une adaptation de leurs conditions de travail, d’après une enquête menée par l’Association nationale des DRH (ANDRH) et publiée en juin 2021.

Or l’absence de cadre juridique clair en la matière peut perturber les employeurs. Si on peut facilement imaginer qu’un salarié télétravaillant à 100% ne risque pas un licenciement en cas de déménagement lointain, certaines situations peuvent tout de même s’avérer problématiques pour les entreprises. “Dans le cadre du recours massif au télétravail, il faudrait encadrer a minima le déménagement à l’étranger car cela crée tout un tas de difficultés pratiques. Pas seulement au niveau du temps de trajet en cas de déplacement ponctuel au bureau, mais surtout concernant le décalage horaire, ou encore l’affiliation à la Sécurité sociale”, estime Amélie d’Heilly. Avec l’association d’avocats en droit social AvoSial, la juriste réclame donc “que le salarié ait au moins l’obligation de solliciter l’accord de son employeur pour déménager hors de France. On voudrait que ce soit prévu dans le code du travail.”

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Se pose ensuite la question des cas de plus en plus fréquents : les salariés qui télétravaillent partiellement et qui doivent revenir sur site seulement un ou deux jours par semaine, voire par mois. Vous l’aurez compris, dans ce cas, vous êtes en droit de déménager plus loin de votre lieu de travail sans prévenir votre employeur et, sauf exception, ce dernier n’aura pas les moyens de le contester juridiquement. Mais il est préférable de formaliser les choses et de le faire savoir auprès de votre employeur, de manière à éviter de tendre les relations et à pouvoir conserver vos droits, notamment le remboursement à hauteur de 50% au minimum de votre abonnement aux transports en commun.

Enfin, voici une évidence qu’il est bon de rappeler : ce n’est pas parce que vous déménagez que vous pourrez obtenir automatiquement davantage de jours de télétravail. En effet, aucune des deux parties (employeur et salarié) ne peut imposer le travail à distance à l’autre. En cas de déménagement, un salarié ne peut donc pas forcer la main à son entreprise pour pouvoir télétravailler davantage, voire intégralement. Tout relève de la négociation avec l’employeur.